Le lancement en France d’Amazon Kindle Unlimited a mis le feu aux poudres, les professionnels du livre s’insurgent contre ce business model qui propose aux lecteurs de s’abonner pour lire en numérique. Pour le SNE, la SGDL, le CNL, l’abonnement n’est pas considéré comme légal.
Fleur Pellerin, Ministre de la culture a mandaté la médiatrice du livre pour avis sur la question.
Plusieurs entreprises françaises, hors Amazon, proposent également ce type de modèle économique, nous avons interviewé Eric Briys, l’un des fondateurs de Cyberlibris, un acteur pionnier dans le domaine de l’abonnement.
En toute transparence, Eric Briys nous livre son avis et son analyse sur la question de l’abonnement ebooks.
Cyberlibris, est un “Book Streamer”, vous êtes l’un des pionniers proposant de la lecture numérique par abonnement, quel bilan faites-vous de ce modèle économique ?
Cyberlibris a été fondée en 2001. Ce n’est pas vraiment à moi de faire un plaidoyer pro domo. Les centaines de maisons d’éditions françaises et internationales qui travaillent avec nous et leurs auteurs sont mieux placés que nous pour émettre un jugement à la fois quantitatif et qualitatif. Pour faire simple, ils savent combien et comment, depuis quatorze ans, nous “mouillons la chemise.”
Si nous avons historiquement débuté avec l’abonnement institutionnel, c’est parce que le besoin était d’abord là (écoles de commerce à l’époque) et surtout que nous pouvions nous appuyer sur une économie dite de la loi des grands nombres de la lecture.
Un assureur peut vous faire payer la moyenne précisément parce qu’en moyenne tout le monde n’a pas d’accident au même moment. Les malchanceux sont indemnisés par les chanceux. Idem pour la lecture, les gros lecteurs sont compensés par les lecteurs moins assidus. Il y a mutualisation des comportements et des usages et, pour peu que l’on sache calculer, il est possible de déterminer le prix de cette mutualisation, c’est-à-dire le montant de l’abonnement.
Nous avons activement poursuivi cette mutualisation en étendant nos services à tous les secteurs de l’école et de l’enseignement supérieur (de la maternelle à l’Ecole Polytechnique pour faire simple), aux secteurs professionnels (bibliothèques destinées à des métiers ou des expertises spécifiques), à la famille, tout en pariant très tôt sur une diversification géographique.
Et puis, il ne faut pas oublier que fort nombreux sont les étudiants que nous avons eu l’honneur d’accompagner depuis quatorze ans dans leur scolarité qui sont aujourd’hui non seulement des professionnels mais aussi des papas et des mamans. Ils sont aujourd’hui des lecteurs numériques professionnels et “grand public” avec lesquels il convient d’évoluer et de converser!
Vous proposez de l’abonnement aux institutions (considéré comme légal) mais aussi des abonnements destinés aux familles, ce qui selon certains juristes ne rentrerait pas dans le cadre de la loi Lang, quelle est votre analyse ?
L’abonnement aux institutions est parfaitement légal comme il est rappelé à l’article 2. On imagine bien que les éditeurs qui sont, par exemple à l’origine de CAIRN, n’allaient pas faire interdire l’offre qu’ils venaient de mettre en place. Et puis, nous avons démontré depuis 2001 que ce marché est particulièrement adapté à l’abonnement, engendre des rémunérations équitables tant pour les éditeurs que les auteurs (je suis auteur moi-même). J’explique pourquoi et comment dans le texte vers lequel pointe cet hyperlien
En ce qui concerne l’abonnement direct aux familles, je ne suis pas juriste. J’essaie de me remémorer mes cours de droit et j’observe que les articles 2 et 3 du texte de loi font explicitement mention d’un “prix de vente”. L’article 4 parle lui aussi de “ventes” et l’article 5 de conditions de vente. La vente implique un transfert de propriété, le passage d’un patrimoine à un autre.
L’abonnement tel que nous le pratiquons n’est pas une vente. Il s’agit d’un droit à accéder mais pas d’un droit à la propriété.
Donc, je pense que le législateur a fait preuve d’une grande sagesse en rédigeant ce texte : il s’agissait de satisfaire la requête d’éditeurs habitués pour le livre imprimé à la fameuse loi Lang tout en préservant l’innovation et la créativité que requièrent tout nouveau marché pour éclore et prospérer.
Que pensez-vous de l’offre Kindle Unlimited ?
Il aurait été surprenant qu’Amazon n’offrît pas un service de ce type. En effet, Oyster, Scribd, Entitle etc… commençaient déjà à envahir son terrain de jeu. Ensuite, Amazon est dans une logique classique de “scalability”. De faibles marges impliquent toujours la recherche de forts volumes. Donc, pas étonnant que le service soit étendu à l’international.
Comment expliquez-vous que cette offre a mis le feu aux poudres ?
Tout ce que touche Amazon semble mettre le feu aux poudres. Je regrette à titre personnel que l’on se définisse toujours par opposition à Amazon. Lorsque je me lève le matin, je ne me demande jamais ce qu’Amazon a fait pendant la nuit ou va faire pendant la journée.
En revanche, je me demande en permanence ce que nous pourrions faire pour encore mieux satisfaire nos abonnés actuels et nos abonnés futurs. C’est un exercice très stimulant qui mobilise votre esprit, votre corps, votre énergie: ces abonnés sont une source d’inspiration inépuisable et le chantier est infini!
Vous cessez alors de vous comparer (par la même occasion de stresser ) et vous cherchez l’authenticité.
Avez-vous été auditionné par la médiatrice du livre, quel est votre ressenti ?
Je l’ai été. Le rôle de médiateur est exigeant. Il requiert de s’entourer de tous les avis pertinents afin d’en faire la synthèse la plus équilibrée possible. J’ai donc partagé avec la médiatrice notre expérience, nos convictions et notre analyse.
Avez-vous des craintes pour l’avenir grand public de votre offre ?
Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’affoler. Dans toute contrainte, il faut savoir lire une opportunité.
Je conçois fort bien que les maisons d’édition aient de fortes appréhensions à rendre (pour faire simple) la rentrée littéraire accessible par abonnement. Soit, mais alors faisons preuve collective d’imagination et de créativité et, de grâce, cessons de convoquer le législateur (la main visible) à tout bout de champ pour des “problèmes” que la sphère privée (la main invisible) peut et doit résoudre.
Tout d’abord, un éditeur est toujours en mesure de décider de “mettre ou pas” ses livres là ou là. Ensuite, pourquoi ne pas imaginer que l’abonnement puisse être au livre numérique de la rentrée (toujours pour faire simple) ce que le livre de poche est au livre imprimé “princeps”.
Mieux encore, un éditeur pourrait mettre à disposition les livres de la rentrée pendant une durée limitée courte dans l’abonnement en guise de promotion pour ensuite ne les rendre accessibles qu’en téléchargement de pleine propriété parallèlement à la sortie papier officielle pour enfin, quelques mois plus tard, les verser dans l’abonnement. Je trouve réellement enthousiasmant de pouvoir jouer sur plusieurs leviers afin de toujours mieux promouvoir les livres.
Ensuite, tous les livres ne naissent pas égaux au sens où certains appartiennent (toujours pour faire simple) à la famille de la rentrée littéraire alors que d’autres sont destinés à des publics très différents ou très spécialisés.
A une époque où l’immédiateté compte de plus en plus fort, pourquoi tenter, qui plus est par le truchement d’une loi, de ranger tout le monde dans le même sac, sans nuance aucune. La valeur ajoutée est dans la nuance, dans le détail. Ce besoin d’immédiateté est commercialisable de bien des façons comme l’est l’aptitude à la patience.
Enfin, tous les éditeurs ne sont pas égaux. Les enjeux de visibilité des petits sont très différents de ceux des gros. Il serait fort dommage que la règle des puissants s’applique au détriment des petits au moment même où les outils se démocratisent, où le coût marginal (cf. le dernier livre de Jeremy Rifkin) est proche de zéro et où il devient donc possible de redistribuer les gains de productivité issus de cette nouvelle donne au lieu d’essayer de les accaparer.
Ceci est tellement vrai que les éditeurs étrangers ont désormais un accès facilité à notre marché (nous en sommes un exemple): il serait surprenant de voir que ce qui est désormais possible pour eux ne le serait plus pour les éditeurs français.