Olivier Carpentier est l’un des pionniers dans le domaine du livre audio, en France. Convaincu que ce mode de lecture a de l’avenir, il a contre vents et marées, lancé sa librairie de livres audio dématérialisés, Book d’Oreille.
Olivier Carpentier a donc une véritable expertise en matière de livres audio et une opinion très intéressante sur ce marché dont tout le monde parle.
Il nous livre dans cette interview des informations précieuses concernant les audiobooks pour le grand public, nous parle de son travail avec les bibliothèques, de ses convictions et de ses craintes.
Vous avez créé Book d’Oreille, qu’est-ce que c’est ?
C’est un opérateur numérique spécialisé dans la distribution de livre audio dématérialisés. Pour faire court, c’est une audiolibrairie numérique, destinée au grand public. Elle est disponible jour et nuit ici.
Aujourd’hui quelle est votre analyse concernant le marché du livre audio en France ?
Après des années d’attente, le livre audio a enfin atteint une taille significative dans le paysage des biens culturels éditoriaux.
Il faut saluer la patience des éditeurs de livres audio qui pour certains ont œuvré pendant plusieurs décennies dans un contexte de forte adversité, jusqu’à cet ouverture du marché toute récente. Cette ouverture s’est faite avec dix ans de retard par rapport aux pays anglo-saxons, pour causes de résistances culturelles fortes (supériorité de l’écrit), d’une économie artisanale ayant ralenti le passage au CD puis au mp3, et d’une image brouillée par l’offre associative à destination exclusive des personnes mal/non-voyantes.
Aujourd’hui le livre audio est enfin considéré par un large public ; Internet lui offre la meilleure visibilité possible, en l’occurrence à un ou deux clics des versions papier et e-books.
Il faut reconnaître le rôle important joué par le groupe Amazon qui a contribué par les investissements publicitaires de sa filiale Audible à faire sauter certains verrous psychologiques : le livre audio ne sera bientôt plus considéré comme un sous-livre pour sous-lecteurs.
Vous proposez une solution d’emprunt pour les bibliothèques, pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?
Il s’agit du service Bibliostream qui permet aux bibliothécaires de constituer leur propre sélection de livres audio à mettre à disposition des usagers sous forme de prêt numérique.
Les livres audio sélectionnés sont consultables en écoute in situ sur poste fixes sans aucune limitation, et les usagers peuvent les « emprunter » pour une période définie par le bibliothécaire pour une lecture sur ordinateur, tablette ou mobile.
Les catalogues de livres audio ainsi proposés sur Bibliostream sont paramétrés par les éditeurs de livres audio, tant sur le plan des conditions de prêt (nombre de prêts par licence, simultanéité des prêts, durée d’exploitation) que du prix.
Bibliostream épargne aux usagers les problèmes de DRM et la manutention des fichiers volumineux des livres audio téléchargés. Que ce soit sur l’application mobile ou dans un navigateur, il n’y qu’à lancer la lecture. Cela évite au bibliothécaire d’assurer un rôle de support technique qui n’est pas le sien.
Concrètement, si une bibliothèque désire souscrire à votre service comment cela se passe ? Quelles sont les étapes ?
Il suffit de prendre contact sur le site pour recevoir un lien d’accès à la démo en ligne du lecteur Bibliostream et de l’interface de gestion destinée aux bibliothécaires. Nous lui créons ensuite un compte pour accéder au catalogue à date et configurer ses interfaces de lecture avec son logo, ses couleurs. Il peut enfin passer commande des contenus audio qu’il aura sélectionné.
À la validation du bon de commande, nous débloquons l’accès aux contenus et le bibliothécaire n’a plus qu’à importer ses listes d’usagers et lancer les invitations.
Combien cela coûte t’il aux bibliothèques ?
L’accès à la solution avec le player en marque blanche est gratuit. Ce sont les contenus qui sont payants, aux tarifs fixés par les éditeurs pour chaque titre. Nous proposons en option une prestation technique d’interconnexion permettant de relier la solution Bibliostream avec la solution de portail dont dispose déjà la bibliothèque.
Concrètement, cela permet que les métadonnées des livres audio sélectionnés par la bibliothèque soient accessibles au sein du portail, et que les utilisateurs connectés sur le portail n’aient pas besoin d’une nouvelle étape d’authentification pour accéder à l’interface de lecture (connexion via le protocole SSO).
Olivier Carpentier, est-ce que d’autres pays francophones peuvent y participer (Belgique, Suisse, Luxembourg etc.) ?
Nous opérons uniquement en euros et sur un catalogue en langue française. Pour l’instant le service est donc limité à la France et à la Belgique, et s’ouvrira prochainement au réseau des acteurs de la francophonie.
En matière de livres audio avez-vous quelques idées à soumettre à nos lecteurs concernant la médiation à faire auprès du lecteur final par les bibliothèques ?
Le livre audio a souvent un grand succès en bibliothèque malgré un catalogue souvent très restreint, qui va pouvoir s’élargir grâce à la dématérialisation.
Nous avons eu la chance de collaborer avec le laboratoire universitaire Geriico qui a exploré les enjeux de la visibilité du livre audio en bibliothèque (Le rapport de recherche complet est disponible sur simple demande sur Bibliostream.
Nos échanges au cours des deux dernières années avec les professionnels des bibliothèques ont aussi révélé plusieurs initiatives intéressantes. Il en ressort plusieurs pistes pour améliorer la prescription et la médiation autour du livre audio : réserver une place aux livres audio dans les animations thématiques, standardiser la signalétique (certains lieux indiquent les livres lus, les livres sonores, d’autres n’ont qu’un rayon « livres gros caractères » avec des livres audio dedans etc.), inviter un(e) comédien(ne) pour animer une lecture enregistrée en recréant une configuration de studio d’enregistrement, ce qui peut se faire aujourd’hui à peu de frais.
Le contexte scolaire est à prendre en compte, par exemple en explorant les listes de titres prescrits par l’Education Nationale afin de constituer des sélections de livres audio par âge ou niveau scolaire.
Le rôle de l’outillage informatique est fondamental, par exemple en utilisant des solutions de recherche agrégée dont les résultats suggèrent des titres audio au milieu des autres livres pour une requête donnée. Enfin, la sensibilisation des professionnels par des actions de formation est primordiale, ne serait-ce que pour prendre la mesure de l’élargissement considérable de l’offre développée au cours de ces deux dernières années.
Dilicom va lancer sa solution de prêt numérique de livres audio ? Etes-vous concurrents ? Quelles sont les différences entre ce que vous proposez et ce qu’ils mettent en place ?
Je crois que l’apport principal de Dilicom [Ndlr : lire notre article] avec cette solution réside dans l’intégration parfaite des livres audio dans le circuit du livre, notamment au travers d’outils et de standards techniques stabilisés, reconnus par tous les acteurs de la chaîne du livre. Cela devrait jouer un rôle essentiel pour maintenir les libraires au coeur du dispositif de transition numérique du livre audio.
Je pense que nous pouvons être complémentaires car le système PNB (prêt numérique en bibliothèque) facilite l’approvisionnement, tandis que l’offre Bibliostream facilite l’écoute des livres audio.
Notre démarche s’est construite en regardant vers l’autre bout de la chaîne, c’est à dire l’expérience d’écoute des usagers des bibliothèques. Nous sommes également très attachés aux standards et à l’interopérabilité, alors cela devrait fonctionner !
je suis très inquiet sur le livre audio
en tant que… livre
Que pensez-vous du lien qui est en train de se développer entre les objets connectés comme les enceintes intelligentes et le livre audio ou les podcasts ?
Pour moi le lien est plus évident entre le podcast et le livre audio. Le podcast est le meilleur moyen d’introduire auprès d’un large public l’expérience d’écoute d’un document sonore. Une expérience bien différente de l’écoute musicale puisqu’il s’agit d’une consultation longue durée pouvant être fragmentée, et qui repose principalement sur la voix parlée.
Le podcast est également à la radio ce que les services de streaming on-demand sont à la télévision, c’est un média qui induit un vrai choix de la part de l’auditeur. Il ne s’agit pas uniquement de choisir son émission ou son canal, on sélectionne un contenu, un sujet, un invité et les ouvertes vers la pure découverte se font plus nombreuses que dans un contexte ‘broadcast’ traditionnel.
Le podcast est aussi dans l’ère du temps en tant que média « frugal », comme une réponse à la saturation de l’espace visuel par les écrans et à la surenchère des contenus audiovisuels trop formatés.
Le fond l’emporte sur la forme : peu d’habillage, pas de montage frénétique, et bien sûr le goût du le temps long retrouvé. Cette expérience ouvre naturellement la voie au livre audio car enfin les situations d’écoute sont les mêmes : on écoute des podcasts dans les transports, pendant les tâches du quotidien et pendant le sport. Il y a incontestablement cet impératif de mobilité qui me fait dire que l’enceinte connectée n’est pas le vecteur idéal, puisque c’est pour l’instant un objet sédentaire.
Je confesse une grande méfiance vis à vis des objets connectés, en particulier ceux qui opère de façon discrète via l’audio. Pour moi ce sont les enjeux de protection de la vie privée qui l’emportent et je m’en tiens à un devoir de réserve radical : pas de ça chez moi…
Quelle est votre vision du livre audio d’ici 5 ans ? Etes-vous optimiste sur l’avenir du livre audio ?
Je suis plutôt optimiste pour le livre audio en tant que mode de transmission des émotions, des expériences et des savoirs. La beauté et la pureté de cet art exigeant qu’est la lecture à voix haute sont en train de conquérir un large public et je m’en réjouis.
En revanche, je suis très inquiet sur le livre audio en tant que… livre. Nous vivons un moment critique de basculement, avec des contradictions importantes : le livre audio progresse enfin, mais les volumes sont encore trop faibles pour permettre une véritable baisse des prix.
Il suffit de se mettre dans la perspective de consommateur-lecteur pour en juger, car l’offre est encore incomplète et que les prix restent quasiment identiques à ceux des livres neufs grand format. Un terrain glissant pour l’ancien monde, celui des écrivains, des éditeurs et des libraires, que les sirènes de la net économie viennent secourir à coup de data mining et de vente à perte.
Dans leur course à la domination des circuits de distribution, les grandes plateformes du numérique utilisent ainsi le livre audio comme une arme supplémentaire à leur service. Pour y parvenir, ils organisent son déracinement par rapport à l’économie du livre. Tous les signes de ce déracinement sont déjà là : la primauté d’un modèle économique de l’abonnement ou de la souscription, réduisant à néant quarante ans d’efforts sur le prix du unique livre, des circuits publicitaires reposant sur le biais de gratuité (« 3 mois gratuits », « gratuit dans votre abonnement »), l’utilisation du podcast comme cheval de Troie, le contournement du travail des éditeurs par la production massives de contenus exclusifs, la multiplication d’oeuvres découpées sous forme de séries, etc.
Autant d’efforts qui convergent pour tirer ce secteur encore fragile du livre audio vers une économie du quasi-gratuit. L’essor du livre audio va donc se poursuivre car il contribue à valoriser les infrastructures des géants du numérique, mais il sera très difficile pour les créateurs d’en tirer un revenu décent.
Dans cinq ans, je pense que le livre audio sera mûr pour la révolution de la convergence des supports, c’est à dire que l’intérêt du public pour le livre audio justifiera que soit systématisée l’innovation de procédé permettant de passer du support visuel au support sonore et d’un terminal à un autre (l’histoire du flacon et de l’ivresse). Dans ce contexte, la volonté des éditeurs de maintenir séparés la commercialisation d’un livre et celle de sa version audio pourrait devenir tout simplement inaudible.